Paroisse de la Bonne Nouvelle

« La Fraternité, dogme républicain ou vertu évangélique »

Conférence « Culture et Foi » du Père Laurent Le Boulc’h en 2012

Lors des conférences d’été que la paroisse de Pleumeur-Bodou a organisées durant de nombreuses années, l’une d’elles fut donnée sur le thème de la « fraternité » par le Père Laurent Le Boulc’h en août 2012. Suite à l’article paru dans le bulletin d’une rive à l’autre de mars 2021, il vous est proposé de recevoir cette conférence dans son intégralité.

Sommaire

La fraternité en question

Fraternité un mot qui dérange :

Déclaration d’un politique en campagne électorale :

« Cette Fraternité que certains ont moquée, mais il faut tenir bon parce que c’est une valeur puissante qui unit les deux autres, c’est la Fraternité qui unit la Liberté et l’Egalité. Certains se sont étonnés de ce mot, et le tournent même en dérision, mais je suis sûr qu’ils vont faire avec nous le chemin, car quand ils voient la monté des divisions, des peurs, ils ne peuvent pas ne pas les voir. Quand ils voient les affrontements, quand ils voient la brutalité de toutes sortes, il faut comprendre qu’il faut tenir bon sur la devise républicaine. La Fraternité, disait Régis Debray, c’est se comporter dans une nation comme des frères et des sœurs, même lorsque l’on n’est pas frères et sœurs. Alors oui, avec la Liberté, avec l’Egalité, et la Justice, et la Solidarité, avec la Fraternité, nous pouvons bâtir un destin, un avenir commun, un désir d’avenir, vive la République, vive la France ! »

Ségolène Royal a prononcé ce discours en septembre 2010. Deux années auparavant, elle était apparue en longue tunique bleue dans un grand show devant 4000 personnes à Paris dans la salle du Zénith, inaugurant ce qu’elle avait baptisé les « rassemblements de la fraternité ».

Deux faits anodins qui cependant attirent mon attention pour nous donner à penser.

  • Dans son discours, Mme Royal laisse entendre que parler de « fraternité » est sujet de moqueries et même de dérisions. « cette Fraternité que certains ont moquée… Certains se sont étonnés de ce mot, et le tournent même en dérision »,
  • Mme Royal quand elle inaugure ce thème dans son discours politique apparaît dans un show extrêmement préparé.

D’une part donc, parler de fraternité en politique ne semble pas bienvenu. Le mot dérange les codes habituels de la politique. Il agace et déclenche l’ironie. Il y aurait comme un malaise à l’entendre dans l’arène politique. Ceux qui en parlent semblent gênés aux entournures et Mme Ségolène Royal explique qu’il faudra du temps pour que les uns et les autres la rejoignent dans son mouvement.

D’autre part, le discours de la fraternité quand il apparaît publiquement se drape dans une ambiance de grand show comme s’il réclamait lui-même une mise en scène quasi liturgique. Comme si parler de la fraternité exigeait que l’on quitte les habits du politique pour revêtir le vêtement sacerdotal .

Le thème de la fraternité n’est donc pas si aisé à manipuler dans la vie politique. Et l’on peut même s’interroger : la fraternité de Ségolène Royal a-t-elle vraiment sa place dans le champ du langage politique et social ? Que la fraternité cherche à s’y inscrire et on ne la prend pas au sérieux, à moins qu’elle ne prenne des airs venus d’ailleurs ! La fraternité résiste à se laisser décliner tel un simple slogan politique parmi les autres.

Voilà qui peut étonner car l’usage politique de la fraternité en France ne date pas d’hier. (Le mot « fraternité » ne figure pas explicitement dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, ni dans les constitutions de 1791 et de 1793,) mais les historiens racontent que les révolutionnaires de 1789 se saluaient en se disant : « Salut et fraternité ». Le mot fraternité apparait dans la constitution en son article IV en 1848 : « La République Française a pour principe : la liberté, l’égalité et la fraternité. » Depuis lors, le mot fraternité est gravé sur tous les frontons des mairies de France.

Depuis plus de deux siècles donc, la fraternité fait normalement partie de notre identité sociale et politique. Dans la devise de la République, elle fait corps avec la liberté et l’égalité. Avec la liberté et l’égalité, elle se présente à notre vivre ensemble comme son exigence et son horizon. Or, si les idéologies politiques parlent souvent, de fait, de liberté et d’égalité, (ce sont là des thèmes récurrents dans la vie sociale et politique), si la liberté et l’égalité suscitent toutes sortes de revendications, des combats et des contestations, si l’égalité et la liberté réclament des droits et demandent à s’inscrire dans la législation, il n’en est pas de même de la fraternité.

La fraternité ne suscite pas le même élan. Elle n’est pas si fréquente dans les discours des politiques, elle n’engendre pas le même enthousiasme ni la même ferveur dans la vie publique, dans les manifestations sociales et politiques. Et l’on voit mal comment la fraternité pourrait devenir un objet de droits et d’obligations pour autrui. Des droits ou des devoirs de fraternité ne peuvent trouver qu’une signification morale.

Au fondement de la fraternité

Ceci laisse à penser que le ressort de la fraternité est d’un autre ordre que celui de la liberté et de l’égalité. Il ne surgit pas du même lieu. Il se charge d’autres dimensions plus relationnelles et plus affectives.

Si la fraternité peine à se loger dans le cadre trop étroit pour elle du discours politique et social, c’est qu’elle a du mal à taire ses origines religieuses. Lorsque le politique parle de « frères et sœurs », il a bien du mal à masquer la matrice religieuse, judéo-chrétienne le plus souvent, de la fraternité. On prête alors à l’homme (ou à la femme) politique des airs de curé que d’autres ont beau jeu d’ironiser. La fraternité trouve davantage ses aises dans le langage religieux. Elle s’y déploie plus généreusement, sans contraintes.

Comment, en effet, à strictement parler, concevoir que des hommes et des femmes s’éprouvent et se disent frères et sœurs, s’ils ne se reconnaissent pas en amont une origine commune ? Comment la fraternité peut-elle exister sans une paternité unique qui la fonde ? La fraternité prend naissance dans les relations familiales lorsque des hommes et des femmes se trouvent liés par les liens du sang parce qu’ils sont nés d’un même père ou d’une même mère. Au-delà des liens du sang, la fraternité s’élargit par la relation d’adoption partagée avec un même père ou une même mère. La famille est ainsi le lieu naturel de la fraternité.

Ces relations de fratrie dans une famille, marquées par l’affectif et la proximité, inspirent d’autres relations. La fraternité se déplace, elle gagne les confréries, les compagnons d’armes, de jeux ou de loges, ou les compatriotes. Peuvent devenir fraternels tous les groupes d’hommes et de femmes au sein desquels s’établissent des relations de confiance et d’amitié, de respect et d’affection mutuelle.

Elargir la fraternité au delà du lien familial suppose pourtant qu’une autre figure, plus universelle, tienne lieu de père ou de mère. Cette figure, certains hommes politiques ont prétendu l’incarner dans l’histoire. Ils se sont autoproclamés : « pères des peuples ». Ce faisant, ils quittaient l’humaine condition pour s’installer dans le panthéon des divinités. D’autres se vont vu attribuer le titre de « père de la nation » en reconnaissance de leur rôle dans la fondation d’un nouvel état, signe que la fraternité nouvelle avait, une fois encore, besoin de se forger un ancêtre commun.

La fraternité a bien du mal à se défaire de son fondement religieux. On a beau vouloir réduire ou éliminer cette référence d’ordre spirituelle, elle remonte toujours. Il faut bien une référence transcendante pour relier les hommes et les femmes entre eux dans la fraternité. Ce qui est caché au plus profond, ce non-dit qui fonde la fraternité, ne peut s’empêcher de remonter à la surface, pour le meilleur et parfois pour le pire.

L’appel à la fraternité

Il y a quelque chose de paradoxal dans la fraternité aujourd’hui. Beaucoup d’hommes et de femmes dans nos sociétés modernes refusent de croire en une puissance transcendante, la figure du Dieu Père ne leur parle plus, et pourtant il demeure en eux une nostalgie de la fraternité. La fraternité, qui ne prend tout son sens que lorsqu’elle est fondée sur une origine paternelle transcendante, continue d’irriguer le désir des hommes alors même qu’ils en ont oublié la source.

Dans notre société d’éparpillement des valeurs et des références, dans laquelle l’intégration s’avère plus difficile, l’idéal de la fraternité se fait plus vivace encore. La nostalgie d’un « nous » qui rassemblerait en un même corps, parce qu’il fait défaut, se fait plus sensible.

En chaque homme subsiste ce désir de fraternité. La source n’est plus visible pour tous ceux et celles qui l’ont oubliée, qui l’ont laissée s’enfouir, et pourtant l’eau vive continue de jaillir en eux. Comme si en chaque homme demeurait une trace d’origine, un signe de naissance, qui le marquerait et le travaillerait encore. Comme si en chaque homme vibrait un appel, l’espoir d’une vocation qui orienterait l’axe de sa destinée. Comme si Dieu Créateur avait pour toujours inscrit la fraternité au cœur de l’homme.

Les revendications de liberté et d’égalité ne suffisent pas à rendre compte de cet appel. La liberté et l’égalité ne suffisent pas à combler ce désir profond des hommes. Il y a dans la fraternité quelque chose de plus fort, de plus chaleureux et de plus intense, qui les dépasse et qui va plus loin.

Cet appel à la fraternité en l’homme, nous pouvons l’entendre dans la vie des hommes et des femmes aujourd’hui.

- Le désir de communion

Nos sociétés contemporaines accordent de l’importance au festif et au ludique. Les manifestations prennent des airs de kermesses, les rassemblements sportifs ou culturels attirent les foules. Ces événements sont symptomatiques de la soif de vie fraternelle qui habite nos contemporains. Un désir souterrain émerge là, celui d’entrer dans une communion joyeuse qui dépasserait toutes les différences et transcenderait tous les conflits. C’est peut-être d’ailleurs pourquoi, d’une manière assez naïve quelquefois, ces rassemblements refusent souvent de se laisser encadrer par les règles du jeu des institutions telles que les organisations politiques, religieuses et syndicales. C’est à la fois leur force et leur faiblesse. L’affectif dont ils sont l’expression les déborde et les conduit à refuser les compromis raisonnables.

- Le lointain devenu proche

La fraternité prend naissance dans les relations de proximité. Elle s’éprouve en premier lieu dans la vie familiale et se vit dans le creuset communautaire, dans le vivre ensemble. Mais la fraternité semble aussi destinée à s’étendre dans des cercles de plus en plus élargis, des plus proches aux plus lointains. Elle tend à l’universalité comme si quelque chose de vivant en elle la portait à s’ouvrir à l’humanité toute entière. Nous nous reconnaissons frères et sœurs au sein d’une même famille, frères et sœurs au sein d’une même nation, frères et sœurs au sein d’une même humanité. Saint François d’Assise élargissait même ce lien de fraternité à toutes les créatures.

Cette aspiration à la fraternité universelle qui encourage l’harmonie entre toutes les créatures, nous pouvons la percevoir dans la montée en puissance de la sensibilité écologique. Voici que tout paraît lié ensemble, tout fait système dans le grand corps vivant planétaire au sein duquel chacun a sa place à tenir, respectueux de la différence des autres. La survie d’une espèce au bout du monde n’est pas sans interaction avec les autres existences. Le lointain se lie à nous. Il devient tout proche. Il n’est plus seulement un élément étranger, il fait partie de l’ensemble qui nous tient. « Frère Soleil » chantait déjà Saint François d’Assise.

- Les relations de gratuité :

Dans notre culture de l’efficacité et de la performance, toutes sortes d’instruments d’observation, d’évaluation, de vérification ont envahi notre quotidien. La culture de l’image et de la communication renforce les jugements aux apparences. En contre point, les hommes aspirent à trouver des lieux de vie fraternelle qui soient dégagés des faux semblants et de la pression des enjeux, des lieux de relations empreintes de gratuité qui ne soient pas grevés par les jugements, des lieux où peuvent se tisser des liens de solidarité, de confiance, de respect et d’estime réciproque.

Les adeptes de telle activité ludique ou sportive soulignent souvent ce caractère gratuit de leurs relations. Quand ils se retrouvent, disent-ils, les différences ne comptent plus. Les considérations liées à l’appartenance raciale, sociale, professionnelle, culturelle, ou religieuse, ne jouent plus. Seule importe la joie de participer ensemble à une même activité où chacun se sent reconnu simplement pour ce qu’il est.

La difficile fraternité du corps

Aujourd’hui, la fraternité entre les hommes brille encore comme un bel idéal. Elle suscite des idées généreuses et de belles envolées.

Or, plus qu’aucune autre valeur sans doute, bien plus que la liberté ou l’égalité par exemple, plus encore que la solidarité, la fraternité demande à s’incarner. La fraternité ne prend sens que dans l’expérience concrète. La fraternité ne peut se contenter de mots. Elle se vit dans la chair ou elle n’est pas. Elle réclame un corps.

Nous pouvons vivre libres et égaux, sans que cela « impacte » beaucoup nos relations avec les autres. Avec la fraternité, impossible de passer à côté de la relation concrète. La fraternité engage un mode particulièrement exigeant de relation entre les hommes. Elle appelle à faire corps, à vivre réellement comme des frères et des sœurs. Elle a besoin de lieux où ce témoignage est vécu pratiquement.

L’appel à la fraternité retentit dans le cœur des hommes. Nos contemporains aspirent à une vie fraternelle, mais, s’engager dans la vie fraternelle n’est pas chose facile. Vivre en frères et sœurs est déjà en soi d’une grande exigence quand des hommes et des femmes sont tenus d’assumer leurs liens familiaux – les séparations, les fâcheries dans les fratries ne sont pas rares. Mais cette exigence paraît plus grande encore, voire irréaliste, quand le fondement du lien est plus lâche. La fraternité pourtant tellement réclamée devient plus fragile encore.

L’exigence de vie fraternelle a normalement davantage de chances de pouvoir se manifester réellement quand elle peut s’enraciner dans une conviction partagée, un élément fédérateur, un lien fort. C’est pourquoi le partage d’une même foi religieuse est précieux pour vivre la fraternité. « Il faut un idéal pour « boucler » en communauté n’importe quelle agrégation d’humains. L’agrafe surnaturelle facilite l’opération car l’Unique d’en-haut est mieux à même d’unifier l’en bas » (Debray).

La foi crée parfois des miracles. Parmi ceux là, l’expérience d’une communauté de vie fraternelle n’est peut-être pas le moindre. La religion est là pour prêter à la fraternité un corps, un corps réel et qui résiste au temps au-delà du ponctuel et du provisoire. « Une communauté monastique est un tube à essai où le plus incroyant des hommes peut tester nos capacités à faire corps ». Et c’est là que le témoignage de la foi paraît être irremplaçable.

Car, ici, la fraternité est moins à construire par la force de nos poignets qu’à recevoir d’un Dieu qui nous précède et nous dépasse. Ce qui donne force au signe de l’unité des disciples du Christ c’est qu’il puise à une source sûre et inépuisable, le don de la communion sans cesse renouvelée dans le lien de l’Esprit du Père par le Fils, c’est qu’il ne peut échapper à l’exigence d’incarnation dans le plus réel de l’existence humaine au nom de l’incarnation du Christ Jésus, c’est encore qu’il est travaillé par l’appel à l’universalité sans limites du Dieu Créateur qui l’empêche de boucler en boucle sur lui-même dans une tentation sectaire.

La nouvelle fraternité du Christ Jésus

La fraternité plonge ses racines dans le mystère de Dieu. La révélation du Christ lui donne une amplitude inégalée car la fraternité y est reçue comme un don de l’Esprit. La fraternité des disciples est un marqueur d’une vie chrétienne authentique. Elle est le signe de leur communion à la vie trinitaire.

Ce qui donne force au signe de l’unité des disciples du Christ c’est qu’il puise à une source sûre et inépuisable, le don de la communion sans cesse renouvelée dans le lien de l’Esprit du Père par le Fils ; c’est qu’il ne peut échapper à l’exigence d’incarnation dans le plus réel de l’existence humaine au nom de l’incarnation du Christ Jésus ; c’est encore qu’il est travaillé par l’appel à l’universalité sans limites du Dieu Créateur qui l’empêche de boucler en boucle sur lui-même dans une tentation sectaire.

Marc 3, 31-35

Comme Jésus était dans une maison, sa mère et ses frères arrivent. Restant au-dehors, ils le font demander.
Beaucoup de gens étaient assis autour de lui ; et on lui dit :
« Ta mère et tes frères sont là dehors, qui te cherchent. »
Mais il leur répond :
« Qui est ma mère ? Qui sont mes frères ? »
Et parcourant du regard ceux qui étaient assis en cercle autour de lui, il dit :
« Voici ma mère et mes frères. Celui qui fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, ma sœur, ma mère. »

Qui sont mes frères ?

Voici un évangile de poche suggestif !

Il nous surprend au premier regard : cette manière qu’a Jésus de renvoyer sa mère et ses frères ! Et ce n’est pas la seule fois dans les évangiles où l’on voit Jésus témoigner d’une distance, voire d’une certaine rudesse, vis-à-vis de sa mère.

La fraternité prend avec Jésus un air paradoxal car les frères et les sœurs ne sont pas ceux et celles aux quels habituellement nous pensons d’abord. Comme souvent dans les évangiles, tout est inversé. Ce qui paraît aller de soi ne l’est pas forcément. Avec le Christ, les aveugles voient et les soi-disant clairvoyants sont aveugles, les sourds entendent et les entendant sont sourds, ceux qui s’imaginent être des justes sont condamnés et les pécheurs justifiés, les premiers sont derniers et les derniers premiers, ceux qui s’élèvent sont abaissés et ceux qui s’abaissent sont relevés…

La scène se passe dans « la maison ». « La maison » dont il est question dans les évangiles désigne la maison de Capharnaüm dans laquelle Jésus a établi son QG. Selon la tradition, il s’agirait de la maison de la belle mère de Simon Pierre. Jésus aime y revenir de temps en temps avec ses disciples. Marc raconte qu’ils sont beaucoup ce jour-là à entourer Jésus. Ils sont beaucoup mais, à la différence du récit du paralytique qui précède (Mc 2,2), rien ne dit ici que la maison est bondée et qu’il est impossible d’y entrer. Les envoyés de la famille ont d’ailleurs pu y entrer pour informer Jésus de l’attente de sa mère et de ses frères.

Le texte joue sur le rapport dehors – dedans. La mère et les frères de Jésus sont restés au dehors. Ils attendent que Jésus vienne à eux. Ils ont envoyé un ou des émissaires le chercher. Ceux-ci font part à Jésus du désir des siens qu’il sorte à leur rencontre.

La mère et les frères de Jésus font ainsi valoir leurs droits sur lui. Les membres de la famille de Jésus, la mère, les frères et les sœurs, c’est à dire les proches, les cousins, les cousines, sont liés à Jésus par le lien du sang. Ils en attendent légitimement le privilège du à leur rang. Ils sont, naturellement, les plus proches de Jésus et l’on comprend que le Christ doit leur accorder la priorité. La famille de Jésus reste au dehors. Elle souligne ainsi sa différence et son refus d’être assimilée aux autres qui sont entrés dans la maison. Elle manifeste une hiérarchie des êtres dans la relation prioritaire à Jésus : au dessus, la famille, puis les autres.

Dans le récit, Marc oppose à « la mère et aux frères de Jésus » « les gens dans la maison ». L’évangéliste souligne le contraste entre ces deux attitudes. Tous se sont déplacés jusqu’à Capharnaüm, mais les seconds seulement sont entrés dans la maison pour aller à la rencontre de Jésus. Eux seul, se sont assis autour de lui, – par deux fois le texte le précise-. A la différence des membres de la famille de Jésus, ils ont pris ainsi la posture de l’écoutant, comme le faisaient habituellement des disciples attentifs aux paroles de leur maître.

« Ta mère et tes frères sont là dehors, qui te cherchent. » demandent les envoyés. Comme il arrive souvent dans les évangiles, la réponse de Jésus commence par une question : « Qui est ma mère ? Qui sont mes frères ? »

« Qui est ma mère ? Qui sont mes frères ? » Question déroutante quand on y songe ! Et nous pouvons imaginer l’étonnement de tous, car, enfin, chacun sait bien dans la petite ville de Capharnaüm qui est la mère et qui sont les frères de Jésus ! L’interrogation de Jésus surprend donc. Elle pose à tous ceux et celles qui sont présents, à nous qui sommes lecteurs du récit, la question de l’appartenance à la famille du Christ comme si cette appartenance pouvait, de fait, poser question et n’était peut-être pas aussi évidente qu’il n’y paraît au premier abord. Faire partie de la famille du Christ n’est donc pas aussi simple qu’on serait en droit de le penser spontanément : « Qui est ma mère ? Qui sont mes frères ? »

Dans le récit de Marc, l’interrogation surprenante de Jésus fait place au regard. « Parcourant du regard ceux qui étaient assis en cercle autour de lui ». Nous imaginons ce regard de Jésus dans l’évangile, un regard à coup sûr éminemment fraternel ! Un regard débordant de reconnaissance fraternelle. Un regard qui réconcilie et relie en communion tous ces gens qui sont assis dans la maison, et qui, par lui, forment une seule et unique famille.

La parole de Jésus fait suite : «  Voici ma mère et mes frères. Celui qui fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, ma sœur, ma mère. » Aux envoyés venus rappeler Jésus à sa famille restée au dehors, Jésus désigne comme membres de sa famille toutes les personnes assises autour de lui. Ce sont donc eux qui sont mères, frères de Jésus. La véritable famille du Christ est composée de tous ceux et celles qui font « la volonté de Dieu ».

Autrement dit, le Christ déclare que le lien de la fraternité le plus réel qui soit à ses yeux n’est pas celui qui s’origine dans le lien du sang, mais bien davantage dans celui tissé par la mise en pratique de l’unique volonté du Père. Jésus déclare être bien davantage lié fraternellement aux disciples qui mettent en œuvre la volonté de Dieu, plutôt qu’aux membres de sa famille. Jésus remet en cause la prétention de ses proches à son endroit. Et cela va loin car, non seulement être sa mère ou son frère de sang ne dispense d’aucun droit sur lui, mais, plus encore, ce fait ne définit même pas le véritable critère d’appartenance à la famille de Jésus.

« Ta mère et tes frères sont là dehors, qui te cherchent. » La famille de Jésus le cherche. Or, semble dire l’évangile, la recherche légitime de Jésus passe d’abord par l’écoute de sa Parole dans la fraternité des disciples. Prétendre passer outre le corps des disciples dans sa quête de Jésus au nom d’une relation privilégiée est une illusion.

Selon l’évangile donc, le lien du sang est secondaire par rapport au lien qui se crée par l’engagement partagé à vivre dans la volonté de Dieu. Le lien qui se noue grâce à la pratique commune de la volonté de Dieu, compte plus, vaut plus et est plus solide que celui qui s’origine dans l’appartenance à une même généalogie. La référence à la mise en acte de la volonté du Père spirituel a plus de force pour le Christ que celle à la descendance d’un père génétique.

La nouvelle fraternité de Jésus

Ce regard du Christ sur la fraternité remet en cause bien des conceptions spontanées, et qui sont toujours actuelles, du lien entre les hommes.

La fraternité selon le Christ Jésus ne se déploie pas dans des cercles excentriques, du plus proche au plus lointain. Elle ne s’origine pas dans les liens familiaux pour s’étendre peu à peu à des liens plus universels. C’est même l’inverse qui se passe. Dans notre évangile, les relations familiales de proximité prennent leur sens quand elles s’inscrivent dans la relation plus fondamentale qui les englobe, celle qui unit tous les pratiquants de la volonté de Dieu dans une même et unique famille, la famille de Jésus.

La mère et les frères de sang de Jésus ne sont exclus pour autant mais ils sont invités à prendre leur place dans la nouvelle famille de Jésus par l’écoute et la mise en œuvre de la volonté de Dieu. Ainsi, si la vierge Marie, la mère de Jésus, est digne de vénération, ce n’est pas d’abord en tant que sa mère, mais parce qu’elle est le modèle du disciple qui fait la volonté de Dieu. C’est bien l’extraordinaire capacité de Marie à dire Oui à la Parole, à recevoir et à vivre en actes la volonté du Père, qui a fait d’elle la mère de Jésus. Marie est alors doublement mère d’une certaine manière, mère charnelle de Jésus et mère spirituelle par sa manière d’être parfaitement son disciple en réalisant la volonté de Dieu dont le Fils est le Porte Parole.

Une telle conception du lien familial et de la fraternité inverse les rapports humains tels que nous les comprenons spontanément. Quand on prétend par exemple que le lien avec le frère de sang compte plus que le lien avec le frère d’adoption, et que la relation avec mon voisin passe avant la relation avec mon compatriote, et que celle-ci passe avant la solidarité avec l’étranger, on n’est pas encore entré dans la conversion évangélique.

La hiérarchie que voulait maintenir la famille de Jésus en restant dehors ne tient plus. Tous sont invités à entrer dans la fraternité de Jésus par la seule pratique de la volonté de Dieu. Jésus, de fait, rétablit ici une égalité stricte entre les hommes. Cet appel de Jésus à se reconnaître spirituellement frères et sœurs, au-delà des appartenances familiales, claniques, ethniques, sociales, nationales et même religieuses, est d’ailleurs une des clefs du message de l’Evangile. Il y a quelque chose de révolutionnaire dans cette ouverture du lien de la fraternité avec le Christ à tous les hommes et les femmes qui font la volonté de Dieu.

Trois médiations de la vie fraternelle du Christ

La communion fraternelle des disciples de Jésus

Nous comprenons mieux alors la puissance du lien qu’inaugure Jésus. Grâce à lui, la communion fraternelle peut s’étendre à tous. Elle transcende toutes les barrières. Rien objectivement ne peut empêcher un homme ou une femme d’entrer dans la fraternité du Christ, si ce n’est le refus de faire la volonté de Dieu. Et encore, ce refus n’exclut pas nécessairement définitivement puisque, à tout moment, le pécheur repenti peut recevoir la miséricorde du Christ et revenir dans la volonté du Père selon l’Esprit.

Paul présente alors Jésus comme l’artisan de la réconciliation de l’humanité. « Maintenant, dans le Christ Jésus, vous qui étiez loin, vous êtes devenus proches par le sang du Christ. C’est lui le Christ qui est notre paix : des deux, Israël et les païens, il a fait un seul peuple ; par sa chair crucifiée, il a fait tomber ce qui les séparait, le mur de la haine, en supprimant les prescriptions juridiques de la loi de Moïse. Il voulait ainsi rassembler les uns et les autres en faisant la paix, et créer en lui un seul Homme nouveau. Les uns comme les autres, réunis en un seul corps, il voulait les réconcilier avec Dieu par la croix : en sa personne, il a tué la haine » (Ep2, 13-16).

Selon les historiens du premier siècle de notre ère, la formidable expansion du christianisme à ses commencements s’expliquerait pour une grande part par la force du témoignage de la fraternité évangélique. Dans une société extrêmement clivée, bien plus encore que la nôtre, pour la première fois, des communautés de vie et de prière ont rassemblé des hommes et des femmes, des enfants et des vieillards, des riches et des pauvres, des hommes libres et des esclaves, des croyants d’origine juive et des païens. « Vous êtes tous fils de Dieu, par la foi, dans le Christ Jésus. Vous tous en effet, baptisés dans le Christ Jésus, vous avez revêtu le Christ : il n’y a plus ni juifs ni grecs, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme ; car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus » Gal 3, 26-27. Le témoignage bouleversant de la fraternité des disciples donnait corps à la Bonne Nouvelle et la répandait au milieu des hommes.

Ce don de la réconciliation fraternelle dans le Christ Jésus, l’Eglise est chargée d’en devenir le signe au milieu des hommes. Cela ne veut pas dire qu’elle est irréprochable. Nous savons bien que la vie dans nos communautés chrétiennes d’hier ou d’aujourd’hui n’est pas à l’abri des divisions et des ruptures. Et, cependant, le Christ a choisi l’Eglise pour en faire son corps et il arrive que l’on s’étonne de la force de communion qui l’habite. Alors que bien des réalités pourraient les éloigner, la langue, la culture, l’inégalité économique, la sensibilité, la politique, les chrétiens expérimentent à quel point la vie dans le Christ peut donner une autre qualité à leurs relations en faisant grandir entre eux un lien fort de fraternité dans le respect de leurs différences. Cette communion ne dépend pas de leurs seules volontés, mais elle trouve sa source dans l’amour de Dieu qui les habite et les dépasse à la fois.

Que tous, ils soient un, comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi. Qu’ils soient un en nous, eux aussi, pour que le monde croie que tu m’as envoyé.
Et moi, je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, pour qu’ils soient un comme nous sommes un : moi en eux, et toi en moi.
Que leur unité soit parfaite ; ainsi, le monde saura que tu m’as envoyé, et que tu les as aimés comme tu m’as aimé. (Jn 17,21-23)

Saint Jean dans son Evangile médite ce mystère de la communion des disciples. Dans le quatrième évangile la fraternité des disciples va loin. C’est par leur unité que les disciples du Christ donnent au monde le signe anticipé de l’œuvre de la réconciliation finale dans la résurrection. Les disciples sont appelés à témoigner dans leur vie du Dieu d’amour qui vient tisser sa vie avec la leur. Car la communion des disciples entre eux ne prend réalité que par la puissance d’unité du Père et du Fils dans l’Esprit qui se donne à eux et les lie ensemble. L’unité des disciples est signe de l’unité en Dieu. C’est dans la fraternité, en tissant des liens forts entre eux, qu’ils deviennent les témoins du grand tissage de Dieu avec tous les hommes. C’est là qu’ils sont attendus. Ce tissage de la fraternité, nous le savons par expérience, est un signe exigeant et difficile. Il ne se décrète pas. C’est une œuvre toujours à reprendre car il y a sans cesse des menaces de cassures, des fils qui se déchirent, les querelles et les divisions stériles dans les communautés, entre les communautés.

Le Christ Jésus appelle alors ses disciples à revenir sans cesse à l’ouvrage. Reprendre le métier à tisser la fraternité de la prière et de la vie selon la Parole. Prier à la manière de Jésus car ce lien tissé entre les disciples est un don de l’Esprit du Père et du Fils, en tenant bon les deux fils : celui de la communion avec Dieu et celui de la communion avec les frères, l’un et l’autre ensemble, noués. Et c’est dans l’Eucharistie du Seigneur que se révèle et se réalise au plus haut point le tissage de la fraternité des disciples dans la nouvelle alliance du Christ mort et ressuscité.

Ephésiens 2, 12- 22
 
Souvenez-vous qu’en ce temps-là vous n’aviez pas de Messie à attendre, vous n’aviez pas droit de cité dans le peuple de Dieu, vous étiez étrangers aux alliances et à la promesse, vous n’aviez pas d’espérance, et, dans le monde, vous étiez sans Dieu.
Mais maintenant, en Jésus Christ, vous qui étiez loin, vous êtes devenus proches par le sang du Christ.
C’est lui, le Christ, qui est notre paix : des deux, Israël et les païens, il a fait un seul peuple ; par sa chair crucifiée, il a fait tomber ce qui les séparait, le mur de la haine,
en supprimant les prescriptions juridiques de la loi de Moïse. Il voulait ainsi rassembler les uns et les autres en faisant la paix, et créer en lui un seul Homme nouveau.
Les uns comme les autres, réunis en un seul corps, il voulait les réconcilier avec Dieu par la croix : en sa personne, il a tué la haine.
Il est venu annoncer la bonne nouvelle de la paix, la paix pour vous qui étiez loin, la paix pour ceux qui étaient proches.
Par lui, en effet, les uns et les autres, nous avons accès auprès du Père, dans un seul Esprit.
Et donc, vous n’êtes plus des étrangers ni des gens de passage, vous êtes citoyens du peuple saint, membres de la famille de Dieu,
car vous avez été intégrés dans la construction qui a pour fondations les Apôtres et 1es prophètes ; et la pierre angulaire c’est le Christ Jésus lui-même.
En lui, toute la construction s’élève harmonieusement pour devenir un temple saint dans le Seigneur.
En lui, vous êtes, vous aussi, des éléments de la construction pour devenir par l’Esprit Saint la demeure de Dieu.
« Ce que je vous commande, c’est de vous aimer les uns les autres » Jn 15,17
« Que tous, ils soient un, comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi. Qu’ils soient un en nous, eux aussi, pour que le monde croie que tu m’as envoyé.
Et moi, je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, pour qu’ils soient un comme nous sommes un : moi en eux, et toi en moi.
Que leur unité soit parfaite ; ainsi, le monde saura que tu m’as envoyé, et que tu les as aimés comme tu m’as aimé. » (Jean 17, 21-23)

La charité fraternelle

La communion fraternelle des disciples, quand elle est authentique, ne les boucle jamais sur eux-mêmes. A l’image de la vie trinitaire, l’amour du Père pour le Fils dans l’Esprit se parachève dans la sortie vers l’autre. C’est ainsi que la communauté chrétienne envoie les disciples témoigner de l’amour fraternel du Christ. La fraternité du pauvre prend une place particulière dans l’amour du Christ. Le cercle de la famille de Jésus déborde le cercle de l’Eglise. Il s’ouvre aux petits et à tous ceux et celles qui font réellement la volonté de Dieu.

En ouvrant la fraternité du Christ à tous ceux et celles qui écoutent et mettent à l’œuvre la volonté de Dieu, l’Evangile met à bas toutes les barrières entre les hommes, celles qui se fondent sur la nationalité, la religion, les règles de pureté… C’est là une tonalité forte des évangiles. Nous y voyons très souvent le Christ Jésus passer outre toutes les mises à distance ou les exclusions normatives de son temps pour rencontrer des hommes et des femmes tenus éloignés de Dieu ou de la société. La célèbre parabole du bon samaritain appelle les disciples du Christ à témoigner de la même proximité fraternelle de Dieu pour tous les hommes en souffrance.

Luc 10, 25-37
 
Pour mettre Jésus à l’épreuve, un docteur de la Loi lui posa cette question : « Maître, que dois-je faire pour avoir part à la vie éternelle ? »
Jésus lui demanda : « Dans la Loi, qu’y a-t-il d’écrit ? Que lis-tu ? »
L’autre répondit : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de tout ton esprit, et ton prochain comme toi-même. »
Jésus lui dit : « Tu as bien répondu. Fais ainsi et tu auras la vie. »
Mais lui, voulant montrer qu’il était un homme juste, dit à Jésus : « Et qui donc est mon prochain ? »
Jésus reprit : « Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho, et il tomba sur des bandits ; ceux-ci, après l’avoir dépouillé, roué de coups, s’en allèrent en le laissant à moitié mort.
Par hasard, un prêtre descendait par ce chemin ; il le vit et passa de l’autre côté.
De même un lévite arriva à cet endroit ; il le vit et passa de l’autre côté.
Mais un Samaritain, qui était en voyage, arriva près de lui ; il le vit et fut saisi de pitié.
Il s’approcha, pansa ses plaies en y versant de l’huile et du vin ; puis il le chargea sur sa propre monture, le conduisit dans une auberge et prit soin de lui.
Le lendemain, il sortit deux pièces d’argent, et les donna à l’aubergiste, en lui disant : ’Prends soin de lui ; tout ce que tu auras dépensé en plus, je te le rendrai quand je repasserai.’
Lequel des trois, à ton avis, a été le prochain de l’homme qui était tombé entre les mains des bandits ? »
Le docteur de la Loi répond : « Celui qui a fait preuve de bonté envers lui. » Jésus lui dit : « Va, et toi aussi fais de même. »

Nous connaissons bien cette parabole. Nous y retrouvons, une fois encore, le renversement paradigmatique de l’Evangile, « les derniers seront les premiers, et les premiers derniers ». La parabole de Luc désavoue implicitement les croyants à la bonne conscience, satisfaits d’être des observants zélés des règles religieuses d’impureté alors même que cela les conduit au mépris du prochain. La parabole approuve en revanche le samaritain, considéré comme bâtard et impur aux yeux des juifs à cause de sa nationalité, mais dont l’attitude, bravant les interdits religieux, sauve l’homme blessé étendu sur le bord du chemin.

Le critère suprême qui fait qu’on est considéré comme un juste au regard du Christ est l’attitude concrète vis-à-vis de l’homme souffrant. Le refus de la compassion du prêtre et du lévite, fût-il invoqué au nom du respect absolu de la loi de Dieu, ne trouve dans la parabole de Jésus aucune justification. C’est que, dans les évangiles, la sainteté de Dieu ne se manifeste pas d’abord dans la soumission à la loi religieuse mais dans le « sentiment élémentaire de fraternité » qui se manifeste dans la capacité de l’homme à se laisser affecter par autrui et à vivre dans la compassion. Se laisser affecter, c’est-à-dire altérer, marquer ou transformer par l’autre rencontré.

Marc 3,35 nous l’a rappelé : devient frère de Jésus celui qui fait concrètement la volonté de Dieu. Or, dans la tradition des prophètes, la volonté de Dieu est toute orientée vers le salut des hommes. Tout en elle converge vers le salut des hommes. Les rites et les sacrifices, l’observance des préceptes, ne sont rien s’ils ne conduisent pas au salut des hommes. L’obéissance religieuse ne peut contredire le témoignage de l’amour de Dieu pour les hommes. « Le sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat. Voilà pourquoi le Fils de l’homme est maître du sabbat » (Mc 2,27) déclare Jésus. La sollicitude envers l’homme blessé est signe du salut de Dieu pour l’homme.

Cette compassion radicale pour autrui, l’écriture l’appelle sainteté. Vivre dans la sainteté c’est vivre dans la proximité fraternelle avec autrui. A contrario, le péché ne consiste pas d’abord à vivre dans la désobéissance ou la transgression de la loi, mais dans l’absence, l’omission ou le refus de ce sentiment de fraternité pour autrui.

Entrent donc dans la famille du Christ tous ceux et celles qui mettent en pratique la volonté de Dieu qui s’exprime en primauté dans la compassion fraternelle qui sauve les hommes. Cette sollicitude de l’Evangile ne se laisse dissuader par aucune distance. Selon la parabole du bon samaritain, le prochain dans l’Evangile n’est plus seulement celui qui m’est proche, mais bien davantage celui dont je sais me faire proche.

Cette primauté de la compassion fraternelle demandée au disciple par Jésus, nous la retrouvons dans la magnifique parabole de Matthieu 25.

Nous connaissons bien cette parabole. Nous y retrouvons, une fois encore, le renversement paradigmatique de l’Evangile, « les derniers seront les premiers, et les premiers derniers ». La parabole de Luc désavoue implicitement les croyants à la bonne conscience, satisfaits d’être des observants zélés des règles religieuses d’impureté alors même que cela les conduit au mépris du prochain. La parabole approuve en revanche le samaritain, considéré comme bâtard et impur aux yeux des juifs à cause de sa nationalité, mais dont l’attitude, bravant les interdits religieux, sauve l’homme blessé étendu sur le bord du chemin.

Le critère suprême qui fait qu’on est considéré comme un juste au regard du Christ est l’attitude concrète vis-à-vis de l’homme souffrant. Le refus de la compassion du prêtre et du lévite, fût-il invoqué au nom du respect absolu de la loi de Dieu, ne trouve dans la parabole de Jésus aucune justification. C’est que, dans les évangiles, la sainteté de Dieu ne se manifeste pas d’abord dans la soumission à la loi religieuse mais dans le « sentiment élémentaire de fraternité » qui se manifeste dans la capacité de l’homme à se laisser affecter par autrui et à vivre dans la compassion. Se laisser affecter, c’est-à-dire altérer, marquer ou transformer par l’autre rencontré.

Marc 3,35 nous l’a rappelé : devient frère de Jésus celui qui fait concrètement la volonté de Dieu. Or, dans la tradition des prophètes, la volonté de Dieu est toute orientée vers le salut des hommes. Tout en elle converge vers le salut des hommes. Les rites et les sacrifices, l’observance des préceptes, ne sont rien s’ils ne conduisent pas au salut des hommes. L’obéissance religieuse ne peut contredire le témoignage de l’amour de Dieu pour les hommes. « Le sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat. Voilà pourquoi le Fils de l’homme est maître du sabbat » (Mc 2,27) déclare Jésus. La sollicitude envers l’homme blessé est signe du salut de Dieu pour l’homme.

Cette compassion radicale pour autrui, l’écriture l’appelle sainteté. Vivre dans la sainteté c’est vivre dans la proximité fraternelle avec autrui. A contrario, le péché ne consiste pas d’abord à vivre dans la désobéissance ou la transgression de la loi, mais dans l’absence, l’omission ou le refus de ce sentiment de fraternité pour autrui.

Entrent donc dans la famille du Christ tous ceux et celles qui mettent en pratique la volonté de Dieu qui s’exprime en primauté dans la compassion fraternelle qui sauve les hommes. Cette sollicitude de l’Evangile ne se laisse dissuader par aucune distance. Selon la parabole du bon samaritain, le prochain dans l’Evangile n’est plus seulement celui qui m’est proche, mais bien davantage celui dont je sais me faire proche.

Cette primauté de la compassion fraternelle demandée au disciple par Jésus, nous la retrouvons dans la magnifique parabole de Matthieu 25.

La fin

Dans cette parabole, il n’est question que de la fin. Il s’agit, en effet, dans l’évangile de Matthieu, de la dernière parabole de Jésus. C’est même le tout dernier enseignement du Christ avant sa passion. La fin de Jésus est donc désormais toute proche. Et puis, l’histoire qui nous est racontée se déroule au jugement dernier, à la fin des temps.

Si la fin a tant de place dans cet évangile, ce n’est pas un hasard. C’est qu’il faut souvent, comme au cinéma ou dans un roman policier, attendre la fin du récit pour en comprendre le sens caché. De même, ce n’est qu’avec la fin que l’on comprend mieux la réalité d’une existence et le fil qui l’a guidée. Les célébrations des funérailles sont ainsi souvent des moments de dévoilement. De la même manière, la parabole de Jésus, en projetant son histoire à la fin des temps, dévoile le sens de nos vies.

Or, la fin réserve ici bien des surprises. Les brebis comme les chèvres en sont toutes étonnées.

« Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » dit l’Evangile. Le roi révèle donc ici aux témoins de sa sollicitude qu’à chaque fois qu’ils ont soigné, accueilli, habillé, nourri, visité celui qui en avait besoin, c’est le Christ lui-même qu’ils ont soigné, accueilli, habillé, nourri, visité.

Ainsi ce qui est fait au pauvre touche le Christ personnellement. Où l’on voit que la fraternité selon Jésus va loin, jusqu’à se laisser toucher par l’acte fait au frère. Eprouver dans sa chair sa souffrance ou sa joie. La fraternité n’est en rien paternalisme !

La parabole du jugement dernier nous fait découvrir l’extraordinaire portée de nos gestes d’hommes. L’Evangile nous révèle que notre manière de vivre avec les autres hommes touche vraiment le Fils de Dieu. C’est là quelque chose de totalement surprenant : quand nous prenons soin d’un des plus petits c’est du Christ que nous prenons soin, et quand nous refusons de le faire c’est le Christ que nous refusons. Nous n’imaginions pas que nos actes pouvaient porter si loin. A toucher Dieu ! Comment aurions nous pu oser penser que Dieu en Jésus se fasse à ce point solidaire du plus petit d’entre les hommes jusqu’à s’identifier à lui ? Sauver un homme ce serait aussi sauver le Christ ?

Etrangement, dans cette histoire du jugement dernier, il n’est nulle part question de la foi. La foi n’apparaît jamais dans ce récit. Surprise pour le croyant : les hommes ne sont donc pas jugés sur leur foi ? Ce n’est pas sur sa foi en Dieu que l’homme est jugé par Dieu. Il n’est pas dit ici que ceux qui seront sauvés le seront parce qu’ils ont cru en Dieu. De fait, ceux qui ont soigné le Christ en prenant soin de l’homme blessé ne se doutaient même pas de la portée divine de leurs actes. Ils ne savaient pas cela. Ils n’y ont même pas pensé. Ils l’ont fait sans même s’en rendre compte. Ils ont aimé l’homme parce qu’il est homme. Ils l’ont aimé au titre de la fraternité. C’est tout. Autrement dit encore, et c’est sûrement déroutant pour nous d’entendre cela, ils n’ont pas aimé le pauvre à cause de Dieu mais c’est en aimant de cette façon-là qu’ils ont rejoint le Christ.

La parabole nous révèle alors quelque chose de très profond. Elle nous dit tout simplement que c’est en aimant l’homme pour lui-même, totalement et rien que pour lui-même, sans d’autres raisons que celle de la charité fraternelle, que nous touchons le cœur de Dieu.

L’Evangile de Jésus laisse entendre ceci : c’est quand un homme prend soin concrètement d’un autre homme, et qu’il le fait sans d’autres motivations que parce que cet homme est un homme et qu’il mérite pour cela d’être soigné en tant qu’homme, c’est en agissant ainsi qu’un homme touche le cœur du Christ. C’est quand on aime l’homme pour lui-même et rien que pour lui-même, comme un frère, parce que tout homme en soi doit être digne d’amour, c’est quand on aime l’homme de cette manière là que Dieu s’en trouve touché. Car il n’y a pas d’amour plus vrai, plus gratuit que celui-là.

Donner un verre d’eau parce que celui qui a soif est un homme comme moi et qu’il a droit à l’amour d’un frère. Prendre soin de l’homme blessé parce que la vie de tout homme a quelque chose de sacré, d’infiniment digne de soin. Quand un homme prend soin du plus petit, du plus fragile, l’homme défiguré, celui qui semble plus ne rien avoir d’aimable en lui, celui dont on serait tenté de penser qu’il n’a plus rien d’humain en lui, quand un homme parvient à prendre soin de celui-là parce qu’il continue de croire malgré tout qu’il est un homme comme lui, alors son amour devient pur, le plus vrai. Alors son amour le rend tout proche de celui de Dieu. Alors il met en acte concrètement et réellement la volonté de Salut du Père. Alors s’ouvrent largement pour lui les portes du Royaume. « Et ils s’en iront, ceux-ci au châtiment éternel, et les justes, à la vie éternelle ».

La fraternité du pauvre

« Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait ».

Ce que nous dit encore la parabole, c’est là un simple détail sur lequel nous passons très vite habituellement, et qui pourtant nous révèle quelque chose d’essentiel, c’est que Jésus prend pour frères les plus petits des hommes. Le Christ déclare frère le plus petit. Ce n’est donc pas seulement le fait de mettre en pratique la volonté du Père qui fait qu’on est reçu comme frère par le Christ Jésus. Dans le récit de Matthieu 25, le simple fait d’être le plus petit, c’est-à-dire, précise la parabole, de souffrir de la faim ou de la soif, de l’exil, du dépouillement, de la maladie ou de l’emprisonnement, fait de l’homme un frère de Jésus.

Nous recevons ici le témoignage bouleversant de la compassion de Dieu pour l’homme en Jésus qui reconnaît en tout homme souffrant un frère. Notons bien qu’aucun acte moral n’est ici demandé au pauvre. Le seul fait qu’un homme est dans le besoin suffit à faire de lui un frère de Jésus. C’est à ce titre qu’il entrera de plein pied dans le Royaume.

La parabole de Luc 16,19-31 ne dit pas autre chose. A sa mort, le pauvre Lazare est élevé aux côtés d’Abraham, sans que rien ne lui ait été demandé. Il ressuscite parce qu’il a subi le poids de la misère. L’homme riche, lui, se voit refuser l’entrée au ciel parce que, durant sa vie, il n’a témoigné d’aucun geste de compassion fraternelle vis-à-vis du pauvre. «  Tu as reçu le bonheur pendant ta vie, et Lazare, le malheur. Maintenant il trouve ici la consolation, et toi, c’est ton tour de souffrir » lui dit Abraham.

Ainsi, le bonheur de Lazare est sans condition tandis que le bonheur du riche est lié à son comportement fraternel. Si le pauvre est d’emblée choisi pour frère par Jésus et introduit dans le Royaume, le riche entre dans la fraternité de Jésus grâce au témoignage de sa fraternité avec le pauvre.

C’est dans ce sens que l’on peut lire encore la parabole du Père et des deux fils en Luc 15. Le fils perdu s’en revient prenant conscience de son indignité mais le Père le reçoit aussitôt comme son fils tandis que le fils ainé pour entrer dans la salle des réjouissances doit d’abord accueillir le pauvre revenu comme un frère à la demande de son Père.

Cette fraternité avec le Christ, déclarée de fait aux pauvres, sans aucune autre condition, surprend et émerveille à la fois. Elle est le signe éclatant de l’amour totalement gratuit de Dieu pour le petit. Elle rend témoignage à la justice de Dieu qui comble les pauvres.

Elle me renvoie à une question simple et grave qu’un homme m’a posée il y a quelques jours. Cet homme depuis des années connaît une vie de grande souffrance à cause de plusieurs maladies très graves qui semblent s’acharner sur lui et de la détresse de ses proches. Monsieur l’abbé, me disait-il, quand on a connu de longues années de purgatoire, je devrais même dire de longues années d’enfer, est qu’on entre dans le paradis de Dieu ?

Je me suis souvenu alors de ces trois médiations de fraternité, que nous venons de méditer ensemble, et qui ouvrent aux hommes les portes du Royaume de Dieu. La fraternité, expression de la charité, bien plus que la liberté et l’égalité, n’est-elle pas ce qui introduit les hommes dans la résurrection promise ? Or, le Christ fait le don de la fraternité aux hommes :

  • au pauvre qui implore, choisi d’emblé comme frère par Jésus qui me le donne comme frère.
  • A celui ou celle qui fait la volonté de Dieu qui s’exprime en priorité dans la charité fraternelle avec les plus petits.
  • A ceux et celles qui vivent dans la communion fraternelle des disciples de Jésus en Eglise, signe au milieu des hommes, de la fraternité qui se reçoit de Dieu.