Lc 11,1-13 et Col 2,12-14
Une fois de plus, je me suis retrouvé devant une telle richesse de texte à commenter. Il y a de quoi faire plusieurs homélies. J’ai fait un choix de prendre le petit bout de la lorgnette…
Il y a deux passages, dans le nouveau testament, chez Matthieu et Luc, de ce qui va devenir le Notre Père : la prière essentielle de notre vie de foi. La version de Luc, que nous venons d’entendre, est la plus courte. Mais ces deux versions ont en commun une énigme. Le mot grec « epiousion » qui qualifie le pain est traduit ici par : ‘dont nous avons besoin pour chaque jour’ : tout ça pour un seul mot. Et ce mot est unique dans toute la littérature grecque : Dieu sait si elle est abondante. On ne le retrouve nul par ailleurs. C’est donc un casse-tête pour les traducteurs.
Je trouve cette énigme très intéressante. Le pain, on sait ce que c’est, dans nos cultures occidentales, c’est le symbole de la nourriture, de ce que nous avons besoin pour vivre : on gagne son pain. Jésus nous invite à demander au Père de nous donner ce dont nous avons besoin pour vivre. Il nous invite à demander un pain qui reste énigmatique même pour ceux qui lisent couramment le grec. Faire cette demande au Père nous demande de répondre à la question : de quoi avons-nous besoin pour vivre ? Jésus, dans les tentations qu’il a vécu au désert quand le Satan lui dit de changer les pierres en pain, lui répond : « L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche du Seigneur » Je reviendrai sur le pain de la Parole.
« Donne nous », et pas « donne-moi » ou « donne à chacun, à chacune de nous ». Même si je prie seul dans ma chambre, je dis « donne nous ». Je reprends donc ma question : de quoi avons-nous besoin pour vivre ? Pour que « nous » vive, ainsi que chacune et chacun. Paul nous dit que nous sommes le corps du Christ : si un seul membre souffre, tous ses membres partagent sa souffrance. Mais le corps est plus que la somme de ses membres.
Pour vivre, nous avons besoin de bon pain de boulanger. Nous tous, sans exception et particulièrement les ‘petits’ qui sont les frères de Jésus. Déjà pour la nourriture de nos corps nous pouvons prier le Père de nous donner de ce pain-là. Mais Dieu n’agit jamais seul. Pour la multiplication des pains, il faut que celui qui à cinq pains et deux poissons les donne à Jésus pour qu’il puisse les rompre et que les disciples les distribuent. Dieu demande aussi à Moïse de prendre son bâton pour fendre la mer et que le peuple puisse passer à pied sec. Cinq pains et deux poissons pour nourrir 5000 hommes, ainsi qu’un bâton pour fendre la mer, c’est la participation de l’humain à l’action de Dieu. Prier, c’est donc s’en remettre au Père, et se retrousser les manches pour agir à notre mesure.
Oui, pour vivre, nous avons besoin de pain à notre table. Mais, comme l’a dit Jésus, nous avons aussi besoin de nous asseoir à la table de la parole de Dieu. Mais pour que Dieu nous parle, il nous faut nous plonger dans l’écoute et la lecture des Écritures. J’ai participé et animé plusieurs groupes de lecture biblique. Je suis témoin que ça nourrit chacun des membres du groupe. Mais ça nourrit aussi le groupe, le ‘nous’ qui lit ensemble !
Pour vivre, nous avons aussi besoin d’amour. Dans les services de pédiatrie, le personnel a soigné des enfants qui se laissent mourir parce qu’ils ne sont pas aimés, même s’ils sont nourris et vêtus comme il faut… C’est rare, mais cela arrive. « Père, donne-nous aussi de ce pain-là. » Chacun de nous a besoin d’amour, mais le « nous » que nous formons a aussi besoin d’amour. « C’est à l’amour que vous aurez les uns pour les autres qu’ils vous reconnaîtront pour mes disciples. » Prier pour ce ‘pain d’amour là’, c’est aussi apporter nos cinq pains et deux poissons d’amour !
Pour vivre, nous avons besoin des sacrements qui nous sont donnés, et particulièrement de l’eucharistie : le pain de vie. Je regrette souvent que la prière de l’offertoire soit cachée par la musique. « Tu es béni, Dieu de l’univers, toi qui nous donnes ce pain, fruit de la terre et du travail des hommes. Nous te le présentons, il deviendra le pain de la vie. » Je me souviens de ma première paie. Selon les paroles de l’offertoire, elle m’a été donnée, et je suis invité à la présenter pour qu’elle devienne pain de vie. Une fois de plus, il nous est demandé de participer au don de Dieu pour que nous puissions le recevoir en plénitude.
J’espère avoir donné un peu de consistance à ce pain ‘dont nous avons besoin pour chaque jour’ que nous demandons au Père.
Je terminerai par une dernière remarque à partir du commentaire que Jésus fait à la suite de la prière qu’il nous enseigne. « Moi, je vous dis : Demandez, on vous donnera ; cherchez, vous trouverez ; frappez, on vous ouvrira. » Les verbes n’ont pas de complément. Il ne nous est pas dit ce qu’il faut demander ou chercher, ni à quelle porte il faut frapper : et encore moins qu’il nous sera donné ce que nous avons demandé ! Ce qui compte c’est désirer, sortir de soi, ne pas attendre que ça nous tombe tout cuit dans le bec, mais avec l’assurance que ce que nous recevons est et sera bon pour nous. Reconnaissons-le, il y a beaucoup de chance que ce ne soit pas si tranquille…
Paul est très clair là-dessus : « Frères, dans le baptême, vous avez été mis au tombeau avec le Christ et vous êtes ressuscités avec lui par la foi en la force de Dieu qui l’a ressuscité d’entre les morts. » Accueillir la vie de Dieu passe par mourir à soi-même, pour soi-même. La vie chrétienne est loin d’être un long fleuve tranquille. Nous avons toute notre vie pour accueillir et mettre en œuvre ce qui nous est donné à notre baptême.