« Moi, je ne juge jamais ! Je ne sais pas pour vous, mais moi, je ne juge jamais ! » … La belle affaire ! Comme si j’étais pur et sans tâche ! Comme si je n’avais jamais de pensées parasitées par des sentiments inavoués : jalousie ; concurrence ; envie ; rivalité… Comme si j’étais au-dessus de la mêlée des relations humaines.
Mais aussi… comme si… je n’étais capable d’aucun discernement ! Car reconnaissons-le, le jugement est à double face : D’une part, et bien souvent, il condamne et enferme dans une certitude dont l’autre ne peut plus sortir ; Mais d’autre part, il permet de faire le partage entre ce qui est bien et ce qui ne l’est pas ; entre la lumière et l’obscurité. Cela s’appelle la conscience. Alors non, tout n’est pas à jeter dans le jugement, surtout pas ! Il y a du bon à juger, dès lors qu’on n’enferme pas l’autre dans une prison de certitudes qui le condamne à une mort sociale.
Jésus ici semble prévenir ses disciples : « Ne vous laissez pas enfermer dans vos aveuglements ! » « Ne vous entrainez pas mutuellement dans des aveuglements sans issue ! » Au contraire, laissez-vous former, initier par celui ou celle qui a fait le chemin avant vous. Il s’est lui-même formé au contact de plus anciens que lui… et ainsi de suite. La meilleure garantie pour ne pas sombrer dans les aveuglements, pour ne pas tomber dans les fossés nombreux qui parcourent l’existence, c’est d’inscrire ses pas dans les pas d’un ainé. Dans l’Eglise, cela s’appelle l’accompagnement spirituel.
J’ai alors pensé à Philippe. Il était moine à l’abbaye cistercienne de Tamié en Savoie, et il m’a accompagné durant plus de 20 ans. L’évêque avait eu la drôle d’idée de m’envoyer vivre dans les stations olympiques de Savoie, pour « y porter la parole et témoigner d’une Eglise qui se fait conversation. » Cette vie-là est comme un tourbillon quotidien, et beaucoup de vide aussi tant on surfe sur les relations comme on surfe sur la neige. Frère Philippe était la boussole qui me permettait de garder le cap, en relisant le quotidien de l’existence. Il m’a appris à devenir prêtre tout autant qu’homme. Un jour, j’ai reçu de lui une dédicace disant : « Sur ce chemin, on ne sait jamais qui apporte le plus à l’autre. » J’ai compris alors qu’à mon tour, je devenais « maitre pour celui qui avait été mon maitre », prenant à mon tour la responsabilité d’accompagner d’autres.
Jésus ouvre ici la voix à ses disciples pour qu’ils deviennent à leur tour maitres pour d’autres : Maitre comme Jésus l’a été pour eux, et à sa manière : désintéressée et passionnée tout à la fois, conjuguant bienveillance et exigence pour devenir, si besoin, le tuteur de celle ou celui qui a besoin d’être soutenu un temps. Combien de fois l’ai-je vécu depuis !!
L’accompagnement n’est pas réservé aux prêtres. Il s’offre à tous et c’est un service que donne l’Eglise.
La suite du texte porte sur cette sentence fameuse de la paille et de la poutre ! Soyons clairs : la poutre est un cœur qui juge, au point d’être aveugle quant à ses propres aveuglements. Jésus nous invite à une opération chirurgicale : ôte la poutre de ton œil ! On pourrait dire « ôte la poutre de ton cœur », qui l’alourdit au point de le rendre hermétique, imperméable, cloisonné, enfermé ! Et il y va fort : « Hypocrite ! » On parle alors de conversion. La conversion ne consiste pas à chercher à convertir l’autre à nos convictions. Elle engage le travail pour se convertir soi-même, se laisser transformer, se laisser façonner par le potier pour reprendre la belle image d’Isaïe… « Le vase d’argile dira-t-il à celui qui l’a formé : Pourquoi m’as-tu fait ainsi ? » (Is 45)
Je pense à un jeune homme qui vient d’un pays de l’est de l’Europe et n’a jamais vraiment été scolarisé. A 15 ans, il me donne le sentiment d’avoir vécu 3 fois ma vie, moi qui en ai 60 ! Il n’a pas encore intégré le cadre scolaire alors je l’amène au collège. Il a tout à apprendre et tout à espérer. D’une certaine manière, il s’agit de croire en lui malgré lui, malgré ses doutes ! Comme le potier, reprendre l’ouvrage pour lui permettre de présenter le meilleur de lui-même…
Saint Paul, lui, nous parle d’immortalité : « quand cet être mortel aura revêtu l’immortalité… » Là encore, la belle affaire ! En quoi cela change-t-il ma vie ?… Il faut lire la suite : « Prenez une part toujours plus active à l’œuvre du Seigneur, car vous savez que, dans le Seigneur, la peine que vous vous donnez n’est pas perdue. » Il devient clair alors que la foi n’est pas seulement affaire de dévotions, encore moins de posture. La prière est essentielle bien sûr, mais Jésus lui-même dénonçait ceux qui passaient leur temps à prier Dieu sans prêter attention à leurs frères et leurs sœurs : « Il ne suffit pas de dire Seigneur, Seigneur. Il faut faire la volonté de mon Père qui est dans les cieux ! » (Mt 7) Je sais que je ne suis pas à la hauteur, que ma part d’ombre reste bien présente. Mais je peux prendre ma part à l’œuvre de Dieu en retissant, là où je suis, le tissu déchiré du monde… et cela prend mille façons différentes !
L’évangile s’achève sur la métaphore de l’arbre, celui qu’on reconnait à ses fruits. Chez Prosper, nous avons planté un arbre au centre du terrain, un péché. Il déborde chaque année de pêches savoureuses, que notre ami Alain a coutume de ramasser pour que nous en fassions des tartes ou des confitures. Les pommiers, plantés là bien avant que nous arrivions, sont tout aussi prolifiques. Nous avons fait un jus de pommes gouteux et sucré à point. Les ouvriers que nous sommes apprennent à les entretenir, en prendre soin comme ils peuvent, pour leur permettre de jouer leur rôle d’arbres fruitiers, et profiter de leurs fruits.
C’est ainsi que va la vie : Enraciné dans l’évangile et l’amour de Dieu, devenir un peu mieux l’ouvrier qui aide à son ouvrage pour que la vie donne le meilleur d’elle-même. Au boulot !